De gauche à droite :
Raymonde Reznikov, Sophie de Sède, Gérard de Sède.
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En juillet 1991, Gérard de Sède, de passage à Montségur, à l’invitation de Mme Raymonde Reznikov († février 2015), qui tenait alors la librairie Au coin du temps, se prêta volontiers, devant un auditoire averti et captivé, à un exercice pour lequel il ne manquait pas d’habilité. Cette fois, son propos portait sur un point de vue personnel, répondant à une question qui lui était souvent posée : Pourquoi je ne suis pas Franc-Maçon ?
Toujours serviable, Gérard de Sède avait remis à ses hôtes une transcription de son intervention. Ce texte subsiste encore sur le blog de Mme Reznikov. Il nous paraît opportun et d’un intérêt certain de le reproduire à notre tour. Authenticité garantie.
∞ Pythagore est selon moi un beau type d’homme complet. Il ne fut pas seulement le mathématicien et le philosophe que chacun connaît : il fut aussi un grand sportif qui, dès l’âge de 16 ans, remporta l’épreuve de lutte aux Olympiades ; enfin, tout comme Platon et Aristote après lui, il compris la place centrale de la politique, au sens noble du terme, et se proposait d’établir une société égalitaire fondée sur des principes scientifiques, ambition qui n’a rien perdu de sa valeur de nos jours.
Les disciples de Pythagore fondèrent d’ailleurs une secte philosophico-politique qui prit même le pouvoir en Sicile pendant quelques années. Seulement, voilà : les disciples des plus grands hommes sont souvent des épigones qui rabougrissent la pensée de leur maître de façon sectaire. Les Pythagoriciens dont je vous parle professaient qu’il n’existe que des nombres entiers, et tiraient de cette opinion la conclusion que le monde est composé d’un nombre entier d’atomes. Si certains d’entre eux avaient des doutes, ils devaient se garder de les exprimer car la philosophie de la secte, base de son pouvoir politique, ne devait à aucun prix paraître ébranlée. Or il arriva un jour que le Pythagoricien Hippase de Métaponte démontra que √2 n’était pas un nombre entier, ni même un nombre rationnel. Il fit pire : il divulgua la chose. Du coup, accusé de trahison, il fut condamné à mort par ses pairs et noyé. Comme quoi l’invention du consensus ne date pas d’hier.
Nul n’est parfait. Pour ma part, j’ai été élevé dans une famille pour laquelle tous les malheurs de la France – et même du monde entier – venaient des Communistes, des Juifs et des Francs-Maçons. On ajoutait que, du reste, les plus nuisibles de ces personnages étaient à la fois Francs-Maçons, Juifs et Communistes.
Comment reconnaître ces monstres ?
C’était bien simple. Les Communistes, également appelés Bolchéviks tenaient un couteau entre les dents. Les pauvres, cela ne devait pas être commode, surtout pendant les repas. De ceux-là, je n’en vis jamais aucun.
Les Juifs étaient avares et avaient le nez crochu. Une de mes tantes correspondait exactement à cette description, mais on m’apprit qu’elle n’était pas Juive. Comment s’y retrouver ?
Quant aux Francs-Maçons, on les reconnaissait à ceci qu’en vous serrant la main, il vous la grattaient. Je pensais que c’était une coutume bizarre, mais somme toute bien inoffensive : quand on a 7 ou 8 ans, on ne manque pas de bon sens.
Pourtant les Francs-Maçons gardaient pour moi un certain mystère. Mais un jour, j’appris que le brave boulanger du quartier chez qui j’allais chaque jour chercher le pain en était un et ne s’en cachait pas trop. Voilà qui banalisa la Franc-Maçonnerie à mes yeux d’enfant, et qui lui retira du même coup son pouvoir de fascination, son bon goût de fruit défendu.
Quelques années plus tard, j’entendis beaucoup parler de la Franc-maçonnerie politicienne. C’était au milieu des années trente, au moment de la fameuse affaire Stavisky. Le parti radical, qui était alors en France l’épine dorsale de tous les gouvernements et le bras politique du Grand Orient, y avait trempé plus qu’un doigt, ce qui n’était guère à son honneur.
Mais en 1940, il y eut le régime de Vichy ; il représentait à la perfection tout ce dont j’avais horreur, et voilà qu’il persécutait à la fois les Communistes, les Juifs et les Francs-Maçons. J’étais devenu un jeune homme au tempérament plutôt rebelle et prêt à me ranger systématiquement du côté opposé à celui des argousins. C’est à dire du côté des trois croquemitaines de mon enfance.
Cela va peut-être vous étonner, mais c’est l’intérêt pour l’archéologie, et plus précisément pour les cathédrales, qui m’a amené à me pencher pour la première fois sérieusement sur la Franc-Maçonnerie. C’est un biais bien particulier, j’en conviens, pour aborder une si vaste question.
C’était au début des années soixante. Je venais de lire l’ouvrage de Matyla Ghyka « Le nombre d’or », remarquable histoire du cheminement des idées pythagoriciennes à travers les âges. Je lus ensuite les deux ouvrages du mystérieux Fulcanelli (pas si mystérieux qu’on le croit car ce pseudonyme cachait en effet le dessinateur Julien Champagne). Ces lectures me firent découvrir, d’une manière générale que l’ésotérisme est un fait de culture commun à des civilisations très diverses dans l’espace et le temps, et plus particulièrement que l’architecture et la statuaire gothique étaient porteuses d’un symbolisme touffu. Il y avait là matière à des investigations passionnantes.
De là, je passai tout naturellement à la lecture du livre de Paul Naudon sur Les origines religieuses et corporatives de la Franc-maçonnerie, puis à celle de La symbolique maçonnique de Jules Boucher. Ainsi l’histoire des corporations de bâtisseurs, maçons et tailleurs de pierre me mena, de manière bien logique, à celle de la maçonnerie spéculative. Vue de près, cette histoire est un vrai dédale où l’on se perd un peu, mais c’est aussi une histoire pleine d’intérêt. Je la considère pour ma part comme un chapitre particulier de l’histoire des religions. Seulement voilà, il n’est nul besoin d’être croyant pour étudier l’histoire des religions. Je dirai plus : l’étude de cette histoire agit en général comme un dissolvant sur la croyance.
Le résultat de mes lectures maçonniques et para-maçonniques des années soixante me conduisit à trois constatations essentielles :
Primo, la Franc-maçonnerie spéculative n’est pas née du néant ; elle présente une incontestable continuité avec certaines corporations opératives ; l’on peut du reste repérer la période de transition où celles-ci et celles-là sont encore étroitement imbriquées.
Secundo, la Maçonnerie spéculative est ainsi en possession d’un certain patrimoine symbolique tout comme les diverses églises, même si, tout comme celles-ci, elle laisse souvent ce patrimoine en friche au profit d’objectifs temporels.
En dernier lieu, et ici encore tout comme n’importe quelle religion, la franc-maçonnerie est une institution extrêmement hétérogène au sein de laquelle cohabitent tant bien que mal – et souvent plutôt mal que bien – les tendances, opinions, idéologies les plus diverses, voire les plus opposées. Je reviendrai bientôt sur ce dernier point.
Symbolisme
Je viens de prononcer, en passant, le mot « symbolisme ». C’est un mot capital car la capacité de produire des symboles n’appartient qu’à l’espèce humaine. Dire que le propre de l’espèce humaine est le langage n’est pas tout à fait exact. En effet, nous le savons aujourd’hui, tous les animaux, même inférieurs, possèdent un langage plus ou moins riche. Mais, comme l’a écrit Jacques Monod dans son beau livre Le hasard et la nécessité. « L’espèce humaine est la seule dans la biosphère à utiliser un système logique de communication symbolique ».
Les symboles peuplent non seulement la part intellectuelle, consciente et diurne de nos activités (sous forme des lettres, des chiffres, des notes de musique, d’emblèmes etc.) mais encore la part affective, inconsciente et nocturne de l’être humain ; le mode de fonctionnement de notre imagination est symbolique, et la psychanalyse a même surabondamment démontré que c’est autour d’un système de symboles que se constitue, tout au cours de la vie, notre personnalité. L’étude du symbolisme sous toutes ses formes est donc essentielle à notre compréhension du monde et des rapports que nous entretenons avec lui.
Mais attention ! Il y a deux manières de concevoir le symbole. La première, qui est celle de Platon et que j’appellerai idéaliste, soutient que les symboles renvoient à des archétypes, c’est à dire à des essences éternelles que notre intellect ne peut appréhender. La seconde, qui est celle de Freud et que j’appellerai matérialiste, consiste au contraire à chercher les éléments constitutifs du symbole dans la réalité concrète, c’est à dire, en l’occurrence, au plus profond du psychisme, dans l’inconscient.
Prenons un exemple : celui des mythes relatifs à la naissance des dieux et des héros. Pallas sortie du crâne de Zeus, Jésus conçu par l’opération du saint esprit, etc.. On peut considérer avec le Platonicien que ces mythes symbolisent l’origine divine de la Sagesse. Mais on peut aussi considérer avec le Freudien qu’ils résultent d’une censure psychique qui a épuré l’accouchement de son contexte sexuel, à la manière des parents qui racontent à leurs enfants que les bébés naissent dans les choux parce qu’ils jugent cela moins « inconvenant » !
Ces deux approches supposent deux philosophies radicalement différentes, mais elles ont portant un point commun : en effet, l’une et l’autre estiment que le symbole renvoie à « quelque chose » qui ne peut être saisi directement. Dans l’approche idéaliste parce que ce « quelque chose », situé dans le monde supérieur des essences pures, est insaisissable par sa nature même ; dans l’approche matérialiste parce que ce « quelque chose », situé dans le fin fonds du psychisme, a été placé hors d’atteinte de notre compréhension directe par suite d’un refoulement.
La conséquence de ce qui précède, c’est que, aussi bien pour l’idéaliste que pour le matérialiste, le sens des symboles ne peut être qu’au terme d’une initiation, c’est à dire d’une expérience vécue cathartique – autrement dit purificatrice – , expérience qui, de l’extérieur, peut être décrite mais non pas communiquée.
Mais ici encore, attention ! Pour le Platonicien idéaliste, cette initiation introduit celui qui la reçoit dans le domaine mystique du sacré, de la contemplation des essences, tandis que pour le Freudien matérialiste, au contraire, la relation de type initiatique qui s’institue entre l’analyste et l’analysant conduit à une désacralisation puisqu’elle dissout les symboles, mythes et phantasmes en leurs éléments constitutifs.
Toutes les initiations de type religieux relèvent du modèle idéaliste et, si peu qualifié que je sois pour en parler, je pense que l’initiation maçonnique relève aussi de ce modèle et non pas du modèle psychanalytique.
Franc-Maçonnerie
Quand je discute de toutes ces questions avec des amis Maçons, la plupart me disent : « Au fond, tu es un maçon sans tablier et nous ne comprenons pas bien les raisons qui t’empêchent de sauter le pas et d’aller frapper à notre porte ».
En réalité, les raisons pour lesquelles, tout en respectant profondément ceux qui vivent avec sincérité la morale maçonnique, je ne suis pas entré en maçonnerie sont nombreuses et diverses.
Commençons par les raisons d’ordre philosophique. La première d’entre elles est que l’athéisme fait partie intégrante de ma conception matérialiste du monde, et aussi, je dirai presque et surtout, de ma morale. Je récuse absolument toute notion de transcendance et je fais mienne l’admirable formule de Paul Eluard : « Il y a un autre monde, mais il est dans celui-ci ».
Vous allez me dire : « Mais il y a le Grand Orient qui est officiellement agnostique depuis 1876 ».
Avec ou sans Grand Architecte de l’Univers à la clé (de voûte !), la Franc-maçonnerie dans son ensemble est une institution spiritualiste. Comme l’écrit le Frère Gaston Martin dans son Manuel d’histoire de la franc-maçonnerie française : « La primauté de l’esprit est l’essence même de l’Ordre ». En ce sens, tout comme à son origine, la Franc-maçonnerie, avec sa distinction du sacré et du profane, ses rituels, ses formules et sa liturgie, est une institution de type religieux. Ce n’est point par hasard si aujourd’hui une partie de la Maçonnerie et une partie des Eglises, passant l’éponge sur leurs querelles passées, se proposent de faire front en commun contre le matérialisme athée, et si certains milieux religieux réservent même une place à la Maçonnerie dans leur stratégie oecuméniste de reconquête des esprits. Que tel ou tel d’entre les Maçons soit, à titre personnel, athée ne change rien, selon moi, à cet état de fait. Il me semble seulement que ces Maçons-là ne vont pas jusqu’au bout de leur logique. En tant que matérialiste, voilà donc déjà une raison philosophique fondamentale qui me tient éloigné de la Franc-maçonnerie.
Pour rester sur le plan philosophique, je pourrais ajouter qu’il existe à mes yeux une contradiction interne dans l’idéologie maçonnique. Cette contradiction est celle qui tente de faire coexister le rationalisme d’une part et le mysticisme de l’autre. Elle remonte à Platon, elle est caractéristique de la Renaissance et d’un certain XVIIIème siècle, mais elle me semble tout à fait incompatible avec la pensée de notre époque.Et puis, il y a des raisons d’une autre nature.
Si la Franc-Maçonnerie n’est pas, comme le prétendent ses ennemis, une société secrète, puisqu’elle a pignon sur rue, c’est néanmoins une société à secret. Celui qui entre en Maçonnerie doit s’engager, si je ne me trompe, à respecter le secret maçonnique alors qu’il n’en connaît pas encore la nature. On lui demande ainsi, en quelque sorte, de signer un chèque en blanc et d’aliéner ainsi par avance sa liberté de choix, ce qui ne me paraît pas admissible.
Autre chose qui ne me convient pas du tout dans la Franc-Maçonnerie est la discrimination à l’encontre des femmes. Bien entendu, je n’ignore pas qu’il existe une obédience féminine ainsi que des loges mixtes mais, du moins à ma connaissance, la Franc-Maçonnerie reste pour l’essentiel une société d’hommes.
Où est la logique dans cette carence puisqu’on admet que les femmes sont aptes à recevoir l’initiation ? En réalité, cette misogynie inavouée rappelle beaucoup celles des Eglises qui s’obstinent à refuser aux femmes l’accès au sacerdoce alors que les religions antiques le leur accordaient et que les Eglises protestantes, de nos jours, commencent à faire de même. Cette analogie de comportement envers les femmes avec les Eglises les plus figées cadre mal avec l’idéologie du progrès dont se réclame la Maçonnerie.
Il y a encore une autre raison, une raison de fond, très sérieuse, qui me tient éloigné de la Maçonnerie. Comme je l’ai dit, la Maçonnerie est un vaste univers composée d’obédiences très diverses et d’éléments très hétérogènes. En cela aussi, elle rappelle l’église catholique dans laquelle on rencontre à une extrémité les partisans de Monseigneur Lefèvre et à l’autre extrémité les prêtres guerilleros d’Amérique latine.
Je sais bien que, comme l’a dit un poète, « l’ennui naquit un jour de l’uniformité » et que tout groupe humain s’enrichit de ses différences ; je suis d’avis qu’il faut être disponible pour le dialogue et l’échange d’idée. Mais en ouvrant trop largement les portes, on court un grand risque : celui de ne plus trouver entre les membres du groupe que le plus petit commun dénominateur, celui de ne pouvoir se mettre d’accord que sur les principes tellement généraux qu’ils se vident de toute substance, sur des formules tellement vagues qu’elles n’engagent plus à rien dans la pratique, sur ces bonnes intentions dont l’enfer est, dit-on, pavé et qui ne sont d’aucun effet. A vouloir marier la carpe et le lapin, que reste t’il du ciment intellectuel et moral qui permet les grandes actions concertées ? Tout juste une « soft ideology », un consensus mou, autant dire rien du tout.
Quelques exemples
Certes, au lendemain de la célébration tiède du bi-centenaire de la Grande Révolution française – dans laquelle la Franc-Maçonnerie joua un rôle important – la mode, y compris dans les pays de l’Est, est aujourd’hui à la remise en honneur de ce qu’on appelle les valeurs communes à toutes l’humanité : tolérance, règlement pacifique des conflits, respect mutuel, etc.. Grands mots qui sonnent bien du haut des tribunes, idées si nobles que personne ne s’élève contre elles, mais mots et idées qui partent en fumée lorsque surviennent les grandes épreuves.
Je vais prendre quelques exemples.
Quand une guerre éclate entre deux ou plusieurs nations, les Eglises ne changent rien à leur discours et continuent à déclamer « Tu ne tueras point », « Aimez-vous les uns les autres », « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté », etc.. Mais dans les faits, chaque Eglise nationale appelle ses ouailles au combat et bénit les canons en promettant : « Dieu est avec nous ». Les principes ne sont pas reniés : ils sont simplement mis de façon cynique entre parenthèses pendant toute la durée des hostilités. L’on précipite ainsi les croyants – et ceux qui ne le sont pas – les uns contre les autres. L’intérêt des Etats, ou même quelquefois seulement celui de la grande industrie et de la haute finance, l’emporte haut la main, à l’abri d’un discours humaniste qui sonne creux.
Autres exemples : en juillet 1936, dans les premiers jours du soulèvement fasciste, Diego Martinez Barrio, premier ministre de la République espagnole, qui était Maçon, se souvint que le général Mola, qui était alors le véritable chef du soulèvement, loin devant Franco, était Maçon lui aussi et qu’ils avaient tous les deux appartenu à la même Loge. Il téléphona donc à Mola, en tant que frère , en lui demandant de rechercher un compromis pour éviter au pays une cruelle guerre civile. Eh bien Mola l’envoya au diable. La fraternité maçonnique n’a pas pesé lourd devant l’affrontement de deux forces sociales opposées.
Robespierre, l’incorruptible, était Maçon, mais Joseph de Maistre le principal théoricien de la contre-révolution, l’était aussi.
En 1871, les Versaillais, parmi lesquels se trouvaient plusieurs Maçons, massacrèrent les Communards, parmi lesquels se trouvaient plusieurs autres.
Quand Hitler prit le pouvoir en Allemagne, rejeta la Franc-Maçonnerie dans l’illégalité et fit interner une grande quantité de Maçons, les Loges prussiennes ne lui présentèrent pas moins leurs services. Le frère Bordès, dignitaire des « Trois Globes » et le Grand Maître de l’obédience Royal d’York, écrivirent respectivement (et respectueusement) à Goering et à Goebbels pour leur proposer le soutien d’une Maçonnerie épurée des références hébraïques, reposant sur la mythologie nordique et « aryanisée ».
Beaucoup plus près de nous, Pinochet, reçu dans la Franc-Maçonnerie chilienne en 1941, Loge San Bernardo, n’a pas hésité à faire assassiner son Frère Salvador Allende par deux fois vénérable de la Loge Hiram 66.
Alors, si on me demande : « Ne seriez-vous pas fier d’être Franc-Maçon ? », je réponds : « Certes, je pourrais être fier d’appartenir au même Ordre que Mozart, Goethe, Henri Heine, Garibaldi, Allende, mais cet ordre est aussi celui de Mola, de Pinochet et de bien d’autres que je n’ai nulle envie d’appeler mes frères ».
Vous l’avez compris : une des raisons qui me tient éloigné de la Franc-Maçonnerie, c’est qu’elle est (pardonnez-moi si le mot est un peu brutal) un fourre-tout où l’on peut parfois faire de mauvaises rencontres.
Vatican connection
Ainsi, l’on ne saurait oublier que l’histoire de la Franc-Maçonnerie n’est pas seulement l’histoire de ses idées et de ses valeurs, mais qu’elle est aussi une histoire politique, qui reste en grande partie à écrire. Ceux qui se lanceront dans ce travail n’auront pas la partie belle car cette histoire est d’une déroutante complexité. Mais ce qui me paraît certain, c’est qu’il serait naïf de l’identifier purement et simplement avec celle des idées de progrès et de démocratie.
Je voudrais dire un dernier mot sur les relations entre la Franc-Maçonnerie et l’Eglise catholique. Depuis 1738, année où le pape Clément XII publia la première encyclique condamnant l’Ordre, le discours officiel de l’Eglise catholique contre la franc-Maçonnerie n’a pas changé.
Six autres papes ont confirmé la condamnation et sous le règne du pape actuel (Jean-Paul II) celle-ci fut encore réitérée en 1983 par le cardinal Ratzinger, qui dirige le « Saint Office » rebaptisé congrégation pour la doctrine de la foi.
Néanmoins, à l’abri de ce discours officiel, l’Eglise catholique a su mener un double jeu et, quand il s’agissait d’argent, faire alliance avec la Maçonnerie. Le secrétaire d’Etat de Léon XIII, le cardinal Rampolla était même, très probablement franc-maçon. Quand Pie XI, grâce aux fonds d’Etat versés au Vatican par Mussolini en vertu du Concordat, eut constitué un empire immobilier et chercha à doter le Saint Siège d’une structure financière propre, il fit appel au Franc-Maçon Nogara, vice-président de la Banque Commerciale. Et tout récemment encore, on a vu le fameux évêque Marcinkus, grand argentier américano-lithuanien du Vatican et Maçon, associer le banquier catholico-maçon Calvi, le banquier maffioso et Maçon Sindona, et le Grand Maître de la Loge P 2 Gelli dans les opérations frauduleuses et scandaleuses que l’on sait, qui entraînèrent la banqueroute de la Banque Ambrosiano contrôlée par le saint Siège, puis la mystérieuse liquidation de Calvi, trouvé pendu, très symboliquement, sous le pont des Frères Noirs à Londres.
Si j’ai fait cette longue parenthèse, c’est simplement pour rappeler que souvent, il y a une grande distance entre le discours « exotérique » et les pratiques occultes.
Je vous remercie d’avoir bien voulu m’écouter.
Gérard de Sède.
Novembre 1989 et juillet 1991