Dans une de ses chroniques, Patrick Mensior a rappelé que la plus ancienne note faisant référence au trésor de Rennes-le-Château, se trouve dans un livre de Jean Girou, Itinéraire en terre d’Aude, paru en 1936.
De mon côté, en 1999, le hasard m’avait fait découvrir que Jean Girou n’était pas cet auteur aussi irréprochable qui lui avait permis d’être distingué auprès de certaines académies régionales et de compter parmi les mainteneurs des Jeux floraux.
Je découvrais à la faveur de la lecture d’un livre de Auguste Ditandy, intitulé : Lectures variées sur le département de l’Aude, paru en 1878, plus exactement dans une réédition de 1999, de singulières rencontres. Loin d’en faire grief à Jean Girou, c’est un exercice rafraîchissant de faire les parallèles qui s’imposent.
C’était donc en 1999. Une lecture attentive et patiente du livre de Jean Girou m’en fit, certes, apprécier toute la poésie qui s’en dégageait ; mais, peu à peu, me causa comme un trouble malaise. Peu de temps auparavant, j’avais lu Les Lectures variées du vieil enseignant Auguste Ditandy, L’homme avait été professeur de rhétorique au lycée d’Auch, dans le Gers. Nommé ensuite inspecteur d’Académie de l’Aude, il décédera en 1902, à Auch.
Mon attention fut retenue par un paragraphe, page 200, relatif aux conséquences de la rupture du barrage de Puivert, en 1279. J’avais le sentiment d’avoir déjà lu cela « quelque part ». La catastrophe écologique de Puivert, bien sûr, avait déjà occupé la verve de plusieurs auteurs. Mais c’était à l’énumération des « camps » que mon doute se forma.
Je me mis alors à comparer ce passage en cause avec ce que j’en avais lu dans l’ouvrage de Ditandy, du moins sa réédition chez Lacour.
Effectivement, à la page 250, je relevais ces lignes : ( Ditandy énumère les petits féodaux qui bénéficièrent des terres libérées par la débâcle des eaux) : « Sadourny, Barbe-Rouge, Sylvestre, Saure, Ferrier, Peille, Brion, etc., furent les élus de la circonstance ; et le coin de terre que chacun d’eux reçut, à condition, de Jean de Bruyères, fut désigné alors et est connu depuis sous le nom de celui qui vint s’y établir. Ainsi, on dit Camp Sadourny, Camp Barbe-Rouge, Camp Peille, Camp Ferrer, et ainsi des autres. »
Revenant à la page 200 du livre de Jean Girou, je notais ces trois lignes :« Sadourny, Barberouge, Sylvestre, Gast, Ferrier, Brion ; ainsi, nous avons Camp Sadourny, Camp Barberouge, Camp Ferrier, Camp Gast, etc. »
Hasard ? Coïncidence ? Comment, il est vrai, énumérer cinq noms propres à la suite sans donner l’impression de les épéter. Perfidement alors, je me mis encore à faire des confrontations, en comparant le paragraphe précédent. Il y est question de la Dame Blanche de Puivert et de sa décision calamiteuse de vider partiellement le lac.
Auguste Ditandy, p. 249 :
« Aussitôt les esclaves s’approchaient, la reine était de nouveau soigneusement étendue dans son palanquin, et le cortège silencieux regagnait le château à la lueur des torches. Cependant, les eaux du lac, gonflées par les pluies d’orage, envahissaient souvent le trône de marbre de la reine…
« Un jour, sur le conseil d’un de ses pages, elle s’avisa de faire percer, à une certaine profondeur, l’immense roche qui, fermant l’entrée de la vallée, retenait les eaux du lac captives. Le trop plein des eaux devait s’écouler par cette ouverture, et le lac conserver toujours le même niveau. Mais, hélas, au plus beau moment de l’opération, pendant que tout le monde criait au miracle, le rocher, privé de sa base, s’ébranle et cède à l’énorme pression des eaux, qui, s’engouffrant avec une puissance irrésistible dans la gorge étroite de la vallée, engloutissent en même temps les serfs, les pages, les esclaves et la reine. »
Voyons, cette fois, Jean Girou, à la page 199, au même sujet :
« … ensuite, le cortège revenait au château à la pâle lueur des torches. Quand le vent d’orage soufflait sur le lac et que les eaux de pluie le grossissaient, la princesse ne pouvait aller s’asseoir sur son reposoir de marbre ; un page naïf lui donna le conseil de percer, en bas, la roche qui tenait captives les eaux du bassin et d’en abaisser, par cette vanne, le niveau. Elle ordonna le travail et le barrage privé de sa base de roches s’effondra, le torrent impétueux bondit dans la vallée et dans ses flots terribles, ensevelit ouvriers, pages, escorte et Dame Blanche. »
Cette « rencontre » est curieuse, mais pas suffisamment concluante pour crier au plagiat ! Après tout Ditandy et Girou ont peut-être consulté une source commune, que ni l’un ni l’autre n’ont indiqué. Cependant, il y avait cet autre passage au sujet de l’ascension du pic de Bugarach (pp.265 et 266). Et là, par confrontation, il était évident que notre poète moderne avait vu le paysage qu’il décrivait avec les yeux de son modèle. Cette fraude est d’autant plus grave que M. Girou laissa penser qu’il est l’acteur de ce qu’il raconte :
Girou est un lyrique. Là où Ditandy est commun, s’étale ou se perd en effet oratoire, notre voyageur est aérien, concis et narrateur. Voyez comment il a saisi cette expression de « mer pétrifiée » un peu archaïque en la transformant en une « vaste surface ondulée et confuse ».
Cependant, tout en admettant avec quelle habilité il avait tiré partie de ce centon paysagé, je ne pouvais pas en rester là de ma trouvaille. La curiosité m’aiguillonnait d’en savoir davantage. Surtout, dans quelles proportions Jean Girou avait chaussé les pantoufles du vieil inspecteur d’Académie. Le résultat de cet analyse est étonnant.
Que l’on me comprenne bien. En dressant ce constat de faits – que d’aucun qualifieront de « réquisitoire », je ne cherche ni à dénigrer et moins encore à porter préjudice. Le plagiat est un virus aussi vieux que la littérature. On peut blâmer ceux qui y ont recours ; Sans être une méthode de travail, il faut admettre, qu’astucieusement mis en pratique, il étoffe un récit, lui apporte souvent cette couleur qui pallie au défaut d’imagination. De Platon à Chateaubriand, de Rabelais à Victor Hugo, en passant par le marquis de Sade, Alexandre Dumas, Stendhal et Molière, tous ont copié, pillé, démarqué. Ils ont le plus souvent revalorisé des textes oubliés et réhabilité des personnages méprisés. Pour leur défense, on a dit que le génie excusait tout. Mais ce génie qu’on est si prompt à leur reconnaître serait-il toujours si éclatant sans ces petits travaux de maraudage ?…
Le réel talent créatif de Jean Girou l’exempte-t-il de citer ses sources ? Il est certain que s’il ne l’a pas fait, ce fut moins pour paraître plus savant qu’il ne l’était, que pour conserver l’impact spontané qu’il souhaitait donner à son récit.
Ditandy fut-il sa seule source d’inspiration ? J’en doute ; il doit bien exister quelque autre ouvrage obscur qu’il disséqua dans le silence de son cabinet de travail. En tout cas, je n’ai eu ni le goût ni la patience de les rechercher. Quelques trappeurs opiniâtres les découvriront bien un jour.
Dans la mesure où Ditandy lui a paru un guide suffisamment sûr, j’ai cherché à savoir si Jean Girou avait étendu ses investigations à d’autres ouvrages de cet auteur. Excluant des recueils de poésie, il restait une Géographie élémentaire du département de l’Aude, publiée la même année que les Lectures variées, soit en 1875. Mais, je dois admettre que M. Girou ne lui a fait aucun emprunt. Il est vrai que la Géographie de Ditandy est un ouvrage trop didactique, un jardin sans ombre ni feuilles mortes.
Tout le contraire des Lectures variées, qui se présentent sous la forme contingentée de 68 lectures, au titre bien distinct. Notre lecteur n’a eu alors qu’à se reporter à la table des chapitres et ainsi enrichir son « Itinéraire » des dépouilles buissonnières du vieux professeur de rhétorique.
Ainsi, la plume vibrante des clameurs qui s’élèvent au-dessus du monastère de Lagrasse, le lauréat des Jeux Floraux devient lyrique. On ne lui en voudra pas de n’être pas si précis dans les détails. Mais des chiffres, il en donne, d’énôrmes même et ce sera sa perte :
On remarque que notre voyageur se montre parfois légèrement désinvolte avec les chiffres. Là où Ditandy note 230.000 cavaliers, il en compte 300.000. Mais, comme pour faire bonne mesure, il indique 400.000 fantassins à l’endroit où son modèle en désigne 70.000 de plus !
En Lauragais, après un regard sur Saint-Papoul, il nous convie à une visite du château de Ferrals. Il l’a vu, on veut bien le croire. Mais comment décrire des festivités qui se sont déroulées dans ses murs près de quatre siècles plus tôt. Cette fois encore, c’est Ditandy qui fera les frais de cette représentation.
Dans sa 30ème lecture, en effet, celui-ci raconte comment Charles IX et sa mère, Catherine de Médicis, se divertirent fort d’un étrange spectacle qu’on leur montra.
Auguste Ditandy, page 101 :
« Le dîner fut splendidement servi. Après qu’on eut levé les tables, le plafond de la salle s’ouvrit au moyen de machines. ? A l’instant, les innombrables lumières pâlirent. Des éclairs, se succédant rapidement, dardèrent une lueur livide sur les visages des convives saisis d’étonnement. Le tonnerre, qu’on n’entendait d’abord que dans le lointain, Gronda bientôt au-dessus de leurs têtes. Il était porté sur un nuage épais et noirâtre, qui s’étendit lentement et plongea la salle dans une obscurité presque absolue. Cependant, les éclairs redoublèrent ; une détonation assourdissante creva la nue qui, paraissant alors tout en feu, laissa tomber une grêle de dragées, suivie d’une pluie de senteur. »
Jean Girou, page 135 :
« Après un dîner somptueux, il fut donné un divertissement dans le goût italien que la reine mère avait mis à la mode : le plafond de la salle où l’ on avait dîné s’ouvrit par un mécanisme ingénieux, et le ciel s’obscurcit, le tonnerre gronda fortement, des éclairs lancèrent leurs flèches de lumière, des nuages lourds et épais se bousculèrent gros de tempête et la salle fut plongée dans l’obscurité ; l’orage se rapproche, le tonnerre crache le feu dans un bruit formidable, les nuages se déchirent, il tombe une grêle de dragées et une pluie de parfums. »
Pour ceux qui pourraient croire que mon ironie malveillante ne s’exerce que sur des exemples faciles, à teneur historique, donc faisant partie d’un fonds commun, qu’il me soit permis de donner un cas de « substitution littéraire »…
Il s’agit de la visite de l’abbaye de Saint-Hilaire, près de Limoux. M. Girou nous place face à l’église des moines. Que dit-il ?
Jean Girou, page 162 :
« L’église est au Nord du cloître, toute en belles pierres aux chaudes couleurs, taillées dans le grès ocre, elle a la forme de la croix latine ; elle est composée de l’abside, du transept et de la nef constituée par deux travées dont chaque partie est formée par l’entrecroisement de deux arcs dont les extrémités s’appuient sur des chapiteaux supportés par des têtes grimaçantes à l’expression singulière ; la troisième travée manque, où aurait été la porte principale d’entrée, s’ouvrant sur un porche surmonté d’une tour carrée ; l’église est toujours restée inachevée. La partie Nord du transept contient la chapelle de la Vierge, où rutile un ancien retable espagnol qui vient de l’église paroissiale de Salles ; dans la partie Sud du transept, deux chapelles, l’une consacrée à saint Joseph, et l’autre à saint Hilaire où se trouve le célèbre tombeau du saint. »
Reportons-nous aux Lectures variées de Ditandy, page 147, et constatons :
« Au Nord du cloître est l’église. Ce bâtiment tout en pierre taillée, à la forme d’une croix latine. Il est divisé en trois compartiments. Chaque compartiment est formé par l’entrecroisement de deux arcs dont les extrémités vont s’appuyer sur deux chapiteaux, supportés à leur tour par des têtes d’une expression bizarre. Sur le point d’entrecroisement de chaque compartiment, on voit des clés de voûte ornées de sculptures. Les arcs, qui servent à séparer les compartiments, reposent sur des colonnes rondes, engagées de distance en distance dans les murs latéraux de la nef. Ces colonnes sont couronnées par des chapiteaux dont la partie supérieure est massive et nue. La partie inférieure présente des figures grimaçantes, ou des groupes de personnages exécutés grossièrement. Cette nef est restée inachevée (…)
« Dans la partie Nord du transept est la chapelle dédiée à la Sainte-Vierge. Une statue de Notre-Dame provenant de l’église de Sales en fait tout l’ornement. Dans la partie Sud, sont deux chapelles ; l’une, consacrée à Saint-Joseph, fait face à l’autel de la Vierge ; l’autre, dédiée à Saint-Hilaire, fait face au levant. Dans cette dernière se trouve le tombeau du saint. »
Veux-t-on un autre exemple ? Alet, cette fois :
On ne peut qu’admirer avec quel brio M. Girou a résumé une longue tirade laborieuse en deux phrases expressives. C’est moins le coup d’œil du spécialiste qui force l’admiration que cet esprit de synthèse qui lui fait trouver presque à chaque fois la tournure adéquate. Désormais aguerri à ce principe d’écriture, il peut reconstituer n’importe quelle situation. Evoquant les travaux d’approche de Paul Riquet, rien ne lui est plus facile, désormais, de le représenter perché sur la Montagne Noire, cherchant à deviner le tracé de son futur Canal du Midi.
Jean Girou, page 110 :
« Il compte cinq ruisseaux cachés dans la forêt, le principal et le plus élevé est l’Alzau ; l’idée lui vient d’arrêter par un barrage les eaux de l’Alzau et de les conduire, de l’Est à l’Ouest, par une rigole qui, comme un grand canal d’irrigation, suivrait tous les contours de la montagne et prendrait l’eau de tous les ruisseaux : Vernassonne, Lampy, Lampillon ; cette rigole se jetterait alors dans le Sor et une digue vers Revel, détournerait les eaux dans une rigole de la plaine pour aboutir à la fontaine de la Grave, à Naurouze. »
Auguste Ditandy, page 164 :
« Riquet tirait ces eaux de cinq ruisseaux, dont le plus éloigné n’est pas à moins de vingt lieues du point de partage. Ces ruisseaux sont : l’Alzau, le plus élevé de tous, la Vernassonne, le Lampy avec le Lampillon ; et le Rieutort, et grossie de ces quatre ruisseaux, se jetât elle-même dans le Sor (…) ; là , une digue ou chaussée, pareille à celle d’Alzau, devait détourner la plus grande partie de ses eaux dans une rigole naturelle qui, passant au Sud de Revel et côtoyant les coteaux de Saint-Félix, devait aboutir à la fontaine de La Grave ou aux Pierres de Naurouse. »
Pas suffisamment convaincant ? Pourtant, je ne parle même pas des notations biographiques sur Riquet ingérées sans vergogne par notre dilettante, allant jusqu’à démarquer une citation de Colbert reproduite entre guillemets par Ditandy.
C’est encore pure distraction d’esthète lorsqu’il ouvre son chapitre sur Narbonne, en citant deux éloges à la gloire de cette ville, l’un de Sidoine Apollinaire ; l’autre, d’Ausone. Ce sont des effets quui ne lui coûtent guère. Textes et commentaires sont purement et simplement copiés de la 2e lecture du livre de Ditandy, aux pages 3 et 4.
Son itinéraire passe-t-il par Fontiès-Cabardès ? Mais il fait chaud et la route trop sinueuse. C’est donc en refaçonnant la promenade de son vieux guide (Ditandy, page 259) qu’il nous entraîne sous les frondaisons des arbres centenaires de ce village bien tranquille (Girou, page 107).
S’engage-t-il encore à nous apprendre de quelle façon l’hérésie s’est répandue (p. 147) ? C’est encore avec les Lectures variées (p. 45) qu’il analyse la question.
Parle-t-il de l’urbanisation de Carcassonne, au XVIIIe siècle. C’est toujours à Ditandy qu’il doit sa science :
Bien sûr, il n’est pas servile dans son imitation. Il abrège, maraude, grappille avec discernement et sobriété. Il prend juste ce qu’il lui faut, pas plus pas moins.
Le cas de Jean Girou me rappelle irrésistiblement celui de Stendhal plagiant systématiquement les ouvrages documentaires de Prosper Mérimée. Mérimée était, en effet, Inspecteur des Monuments anciens. Aussi, ses Notes de voyages étaient-elles de véritables mines pour ce coloriste qu’était Stendhal, constamment pressé par ses éditeurs de lui livrer un manuscrit, mais toujours impécunieux pour faire les déplacements qui s’imposaient.
Mieux qu’à tout autre, cette remarque de Paul Souday, publiée dans le Temps du 5 janvier 1920, destinée à Stendhal, pourrait s’appliquer superbement à Jean Girou : « Un génie primesautier de son envergure n’est pas obligé de perdre son temps à des recherches déjà faites. La raison d’être des érudits est de mâcher la besogne aux esprits supérieurs. »
Ces petites « malfaçons » dans l’édifice littéraire de Jean Girou n’enlèvent rien à l’intérêt de son Itinéraire en Terre d’Aude. Malheureusement, j’ai bien conscience que la révélation de leurs existences jette un certain discrédit sur l’ensemble de son œuvre. Si, en des endroits si fréquents, des larcins se décèlent dans un ouvrage aussi personnel que son Itinéraire, que faut-il penser d’ouvrages qui sont vraisemblablement le fruit de longues investigations, comme son Simon de Montfort, son Saint Dominique ou ses Emmurés de Carcassonne ?…
Alors, Jean Girou voleur de mots ? Oui, un peu, tout de même.
(Article déjà paru en 2011 sur le site SUDINSOLITE : I C I