On regarde parfois l’étymologie de l’antique nom de Rhedae, l’actuel Rennes-le-Château, comme étant l’expression du mouvement d’une roue de char. De ces chars conduits par les premiers conquérants celtes venus d’Armorique, il y a deux mille quatre cents ans, s’implanter sur cet oppidum naturel. Le sort voulut qu’au milieu du XVIIIe siècle, on découvrit, au pied de la colline de Rennes, deux roues de char antique. Sans rapport avec la fameuse affaire qui crée l’effervescence sur le piton depuis près de quarante ans, il nous semble digne d’intérêt de retracer les péripéties de cette trouvaille bien réelle.
C’est donc vers 1740 qu’un paysan du village de Fa, modeste bourg situé de l’autre côté de l’Aude, en arrière d’Espéraza, occupé à labourer un champ pour le compte du sieur Cayrol. propriétaire, mit au jour ces deux étonnantes reliques.
Courbé sur son instrument, il avait senti tout à coup une résistance du sol. Après avoir creusé, il exhuma deux roues de bronze, l’une entière et l’autre un peu endommagée. L’homme n’eut rien de plus pressé que de les porter chez un marchand de bois d’Espéraza et de les lui offrir pour un écu.
A son tour, l’artisan tenta de les proposer au meilleur prix. Il les montra à plusieurs fondeurs, de Limoux et de Carcassonne. Mais à chaque fois, on refusait de les lui acheter à cause de la forte patine qui les recouvrait. Finalement, le détenteur de ces roues, en désespoir de cause, les relégua dans une remise et fit son deuil d’en tirer un bénéfice.
Cinq ou six ans s’étaient écoulés, lorsque vint à passer dans le pays l’abbé Bertrand. Membre de l’Académie de Toulouse, il était connu pour son goût des choses anciennes. Naturellement, on lui parla de la trouvaille des roues de char.
L’esthète fit alors une visite au marchand de bois et s’entendit avec lui pour un dédommagement raisonnable. De retour à Toulouse, l’abbé Bertrand fit son rapport à M. de Saint-Amand, « membre d’un Institut Scientifique », lequel, séance tenante, accepta les conditions du marchand. La transaction porta sur vingt écus à la satisfaction des deux parties. L’artisan d’Espéraza, parce qu’il n’espérait plus en tirer le moindre profit, M. de Saint-Amand, en raison du fait que la valeur intrinsèque de ces deux antiquités était largement supérieure à la somme consentie. Tout à la joie de sa nouvelle acquisition, M. de Saint-Amand fit placer ces roues dans son bureau. Il convint ensuite un graveur de lui en faire le dessin. Comme cela se pratiquait à cette époque où l’information circulait lentement, M. de Saint-Amand fit exécuter un certain nombre de tirages de ce dessin. Le monde savant et cultivé fut alors au fait de cette exceptionnelle trouvaille. Une de ces gravures parvint même entre les mains du pape Benoît XIV (1740-1758), qui s’empressa de faire une proposition d’achat. Mais M. de Saint-Amand déclina l’offre, arguant du fait que « dans la perspective où il était de laisser, à sa mort, sa collection à l’Académie, il se regardait comme dépositaire des monuments qu’il renfermait. » Malheureusement, lorsque ce savant mourut quelques années plus tard, l’état de sa fortune ne permit pas de se conformer aussi scrupuleusement aux dernières volontés du défunt. Sa collection fut donc dispersée aux enchères. Les deux pièces en question échurent à l’Académie toulousaine qui les conserva dans sa bibliothèque jusqu’à la Révolution.
Vint le moment où la Convention ordonna la spoliation des propriétés des corps littéraires. On s’apprêtait à leur faire un sort, en les destinant au creuset, lorsqu’un homme épris de sciences les sauva de la destruction et les conserva. Les passions s’étant apaisées, il en fit don au Musée Saint-Raymond de Toulouse. C’est là qu’elle sont encore exposées de nos jours.
Bien avant la Révolution, une polémique s’instaura autour de ces deux vestiges :
« Tous les connaisseurs qui ont vu ces roues, écrit l’abbé Maggi (1), conviennent que, comparées aux productions de nos arts dans ce genre, elles sont un chef d’œuvre. En revanche, je ne sais si c’est pour en augmenter ou pour en diminuer le prix, que quelques antiquaires étrangers ont prétendu que ces roues n ‘avaient jamais servi à faire rouler un char, mais seulement à la décoration d’un arc de triomphe. Ils donnaient pour raison leur petitesse, et pour exemple des roues semblables, qui, dit-on, avaient été employées dans la Germanie à la décoration d’un arc de triomphe, érigé en l’honneur de Pertinax. »
En fait, on s’est longtemps mépris sur leur ancienneté. Les commentateurs modernes ont donné le ton juste, en datant ces roues de char de l’époque du bronze. Ainsi, Déchelette, le premier, dans son Manuel d’archéologie préhistorique, celtique et gallo-romaine (1928, t. 2, p. 290), dit bien qu’on s’est longtemps abusé sur l’attribution de ces vestiges trouvés à Fa, « alors qu’il s’agit de roues en bronze fondues d’un seul jet de l’époque du bronze ». Jean Guilaine, dans son étude sur L’âge du bronze en Languedoc occidental, Roussillon, Ariège (1972) fait mieux encore. Il détermine, avec assurance, que ces roues « ont été fabriquées à l’époque du Bronze et, sans doute, du bronze final ». Neuf ans plus tôt, André Soutou, dans un article intitulé « Une légende qui a la vie dure : les roues du char « gallo-romain » de Fa (Aude), publié par le Bulletin de la Société Préhistorique de France (1963), avait déjà affirmé que « les deux roues provenaient d’un char cultuel de la fin de l’âge de bronze ou du début de l’âge du fer. »
L’emplacement même du lieu de cette trouvaille jugée remarquable fut sujet à discussions. Certains auteurs ergotant sur l’imprécision des commentateurs à situer le champ où fut faite la trouvaille des roues de char, tentèrent de le localiser tour à tour « aux environs de Rennes » (Catalogue des Musées de Toulouse, objets d’art du Musée Saint-Raymond, E. Roschach, 1864); « près de Rennes-le-Château » (Répertoire archéologique du département de l’Aude. Période gallo-romaine. Dr Courrent et Philippe Héléna, 1935) et aussi Raymond Lizop (Société archéologique du Midi de la France. Toulouse, séance du 19 mai 1942): enfin, « sur le chemin qui conduisait des vallées d’Alet et d’Espéraza vers le Roussillon », prétend de son côté Buzairies dans ses Notices historiques sur les châteaux de l’arrondissement de Limoux (1867).
Croyant bien faire pour dépister l’origine de ces roues, cet auteur ajoute encore : « Ce chemin, qu’on croit avoir été une voie romaine, a dû être très fréquenté pendant l’invasion des peuples italiques dans le Midi de la Gaule, puisque c’est sur le trajet de cette voie qu’on a trouvé le char de bronze dont les roues ornent les galeries du Musée des Antiquaires de Toulouse »… Plus laconiquement, l’érudit F.-H. Fonds-Lamothe (Notices historiques sur la ville de Limoux, 1838) situe la chose : « non loin du village de Campagne ». Quant au baron Trouvé, dans sa « Description générale et statistique du département de l’Aude », parue en 1818, il se contente de situer le lieu de la découverte « aux environs des Bains » Ceux, moins nombreux, qui prirent garde avant d’écrire furent : Louis Fédié (Histoire du comté de Razès et du diocèse d’Alet, 1880) ; Sicard (Bulletin de la Société d’études scientifiques de l’Aude, t. XI, 1900), qui nous apprend, au passage, que ces fameuses roues, exhibées à l’Exposition universelle de 1900, « attirèrent tous les regards ». Enfin, Urbain Gibert, qui publia dans le Bulletin de la Société d’études scientifiques de l’Aude, 1973, t. LXXIII, une mise au point au « Sujet de deux roues de char antique trouvées à Fa ». Connaissant le nom du propriétaire du champ où s’effectua la trouvaille, le sieur Cayrol, ce spécialiste se reporta successivement aux compoix (2) de Fa et de Rennes-le-Château. Or, dans celui de Fa, établi en 1743, le sieur Cayrol, « bourgeois », y figure avec « 2 maisons, 1 couvert, 1 moulin à farine et 25 pièces de terre ». En revanche, dans celui de Rennes-le-Château, dressé en 1754 ; « pas de propriétaire au nom de Cayrol ».
Poursuivant sa recherche sur le terrain, M. Gibert fut amené peu à peu à la conviction que les roues avaient été trouvées au lieu-dit les Carrières (ancien cadastre), devenu le Village (nouveau cadastre).
Quarante ans après la découverte des roues, soit vers 1780, on trouva dans le même champ, à Fa, un bout d’accoudoir, en bronze, représentant une lionne attaquant un cheval. « Une ouverture profonde de 7 cm y existe ». Cette pièce, aujourd’hui au Musée Saint-Raymond de Toulouse, figure dans le catalogue de Roschach (1864) avec ce commentaire : « On a supposé que c’était une pièce décorative qui s’ajoutait à l’extrémité postérieure de l’un des côtés du char ». Ce beau morceau, dont la conservation est parfaite, mesure 40 cm de long. Il y a lieu de croire que cette pièce en bronze décorait la partie supérieure du char auquel appartenaient les deux roues, et qu’un bronze semblable existait autrefois et formait l’ornement de l’autre côté du char ». Très probablement, cette pièce reste encore à trouver.
Enfin, sous l’Empire, un paysan découvrit « près de Rennes », un timon de char antique. L’homme le proposa à un marchand ambulant italien, un certain Feli-ciani, alors en exercice à Limoux, qui l’acheta. Simultanément, en 1804, date fort probable de la découverte, le conservateur du Musée Saint-Raymond de Toulouse, J.-P. Lucas, se rendit acquéreur de la pièce antique. « Ce timon a 44 cm de longueur, la partie creuse en a 38. La conservation de ce morceau est parfaite.» Alexandre du Mège, érudit touche-à-tout du siècle dernier, supposa que ce timon faisait partie du char dont le musée possède les roues et le bronze. Mais, c’est là un rapprochement que réfute Jean Guilaine, qui fait remonter ce timon « à l’époque sans rapport avec les vestiges protohistoriques… ». « Sa découverte, poursuivit-il, sur le même territoire de Fa, si elle n’est pas douteuse, est une curieuse coïncidence. »
(1) « Mémoires sur deux roues de char antique qui sont dans le Cabinet de l’Académie », in Mémoire de l’Académie de Toulouse, t. II, 1784.
(2) Un compoix (peut s’écrire aussi compoids) est un registre où sont répertoriés tous les biens de chacun des habitants d’une commune, ceci afin de définir la cote d’imposition dont ils étaient redevables.
Bibliographie complémentaire concernant la découverte de Fa :
Bonnard (L.) La Gaule thermale, 1908.
Corbu (Noël) Histoire de Rennes-le-Château, 1965 (inédit, Archives de l’Aude)
Du Mège (Alexandre) Description du Musée des Antiques de Toulouse, 1835.
Pages (A.) « Excursion du 18 avril 1927 à Fa, Espéraza et Couiza (Aude) », in Bulletin de la Société d’études scientifiques de l’Aude, 1928, t. XXXII.
Gourdon (Dr Jean) Stations thermales de l’Aude : Rennes-les-Bains, 1874.
Greppo (J.G. G.) Etudes archéologiques sur les eaux thermales ou minérales de la Gaule à l’époque romaine, 1846.
Lemoine (Dr.) Les noms de lieux gaulois de l’Aude, 1945.
Lizop (Raymond) La Haute Vallée de l’Aude à l’époque gallo-romaine, 1961.
Millin (Aubin Louis) Voyage dans les départements du Midi de la France, t. IV, 1847.
Ce texte reproduit un article publié dans Trésors de l’Histoire, n° 144, septembre 1997.
L’illustration couleur provient d’une planche du livre de M. Azens/P. Jarnac, L’oeil sur la montagne ou le secret de l’abbé Boudet, Pégase éd.,2010.